Aujourd’hui, tout est normé, même la météo et ses “normales saisonnières”, il n’en a pas toujours été ainsi. J’aime à citer un vieux paysan normand aujourd’hui disparu, Paul Bedel, extrait du film “Paul dans sa vie”:
“… le beau temps c’est quand on a ce dont la nature a besoin, le mauvais temps c’est le beau temps qui dure trop longtemps” … Quand on parle du bon sens paysan !
Le bâtiment avant la norme
Le bâtiment a-t-il toujours été normé ?
Non, autrefois, les travaux étaient réalisés par des artisans locaux.
Chacun, du fait des difficultés de transport, travaillait avec ce qui était disponible localement (pierre, terre, bois …), ou avec ce qui était produit localement (briques, tuiles, chaux …). Chaque zone géographique, géologique, fournissait ses matériaux avec leurs caractéristiques propres, à charge aux artisans locaux de s’en satisfaire pour faire face aux conditions locales (climat, économie…).
Comme le disaient l’adage populaire ainsi que les écrits des contrats, chacun devait travailler “selon les connaissances de l’homme de l’art”.
Celles-ci étaient dictées par tout ce qui précède et transmises de génération en génération, amendées au fil des temps : “l’œuvrier” œuvrait selon le savoir-faire qu’on lui avait transmis et le transmettait à son tour.
Les périodes ou événements “clés”
La première guerre mondiale a bouleversé cet ordre des choses : révolution industrielle, transfert de population des campagnes vers les villes, besoin de beaucoup de constructions neuves du fait des destructions et des migrations urbaines …
Il a fallu faire face à deux contraintes nouvelles : moins de main-d’œuvre qualifiée et nécessité de construire en quantité et rapidement de nouveaux types d’habitat.
Ces derniers devaient répondre à de nouveaux besoins : les cités ouvrières autour des manufactures (vite remplacées, après la seconde guerre mondiale, par les villes nouvelles, les cités comme certains les appellent).
Il a fallu changer de paradigme et abandonner la construction avec “les matériaux du bord”, lente et, disons le, empirique, ce qui n’enlève rien à son efficacité !
Ceci a été réalisé avec une main-d’œuvre peu qualifiée et moins abondante.
La seconde guerre mondiale a engendré la fin de la mutation, les historiens de la construction rattachent le changement définitif à la loi dite de 48, régissant la location de bâtiments d’habitation.
Les changements majeurs
Le transport sur longues distances, les changements d’occupation courante (répondant autrefois aux besoins d’une agriculture essentiellement vivrière, mixte animaux + humains, désormais sans partage avec les animaux), les changements architecturaux (d’un habitat diffus à un habitat “concentré”), la raréfaction des hommes de l’art ont généré :
- l’abandon des murs épais à effet de masse (en pierre, pisé ou autres),
- la disparition du fourrage dans le grenier, donc plus d’isolation,
- l’abandon du bétail en tant qu’apporteur de calories.
Les évolutions techniques :
- l’apparition du parpaing en béton au ciment Portland,
- la disparition de l’emploi de la chaux (à carbonatation lente) et la généralisation de l’emploi du ciment Portland (à prise rapide),
- les éléments des murs “collés” entre eux grâce au ciment, donc murs monolithiques,
- les bois sciés et calibrés qui ont remplacé les bois équarris.
La révolution : la norme !
L’objectif de rentabilité rapide a entraîné une uniformisation toujours plus grande, la mise au point d’éléments et de techniques standardisés. Petit à petit les industriels ont racheté les petits producteurs disséminés sur le territoire. La plus emblématique de ces opérations a été le rachat des chaufourniers par les cimentiers. Cette industrie a mis au point des produits standardisés, connus sous le nom de “ciment Portland”, déclinés en divers types adjuvantés de sorte à répondre à des besoins spécifiques.
Apparition de règles de mise en œuvre
Face à ces productions uniformisées non ancrées dans la tradition, remplaçant petit à petit les anciennes, les industriels ont dû mettre au point des documents techniques de mise en œuvre. La chose fut assez simple avec des modes de fabrication et mise en œuvre identiques partout, les mêmes formulations, les mêmes cotes … les contraintes étaient identiques !
Exit les savoir-faire traditionnels des hommes de l’art, bonjour les carnets de prescription de mise en œuvre universelles …
Standardisation de mise en œuvre
La formation est passée du mode “transmission d’un Savoir” au mode “enseignement de règles de construction et de mise en œuvre”.
Les évolutions sociétales et économiques aidant, l’abus d’industriels plus soucieux de vendre leur production que de leurs réelles qualités, le législateur n’a pu que constater des dérives et a dû édicter l’obligation du respect des règles de mise en œuvre.
Elles ont évolué en documents techniques lesquels ont donné naissance aux Documents Techniques Unifiés (DTU).
On les a couplés à des Cahiers de Clauses Techniques Particulières (les CCTP). Pour accompagner ce mouvement, des organismes certificateurs et/ou de contrôle ont vu le jour, dont le Centre Scientifique et Technique du Bâtiment, le CSTB, fondé en 1947 (pour rappel, l’année charnière de changement de paradigme des principes constructifs).
Assurabilité des matériaux et, surtout, des réalisations
Qui dit uniformisation, dit reproductibilité facile.
L’élévation de murs massifs avec des matériaux “empilés” et la fabrication d’une charpente en bois équarri, d’essence locale, ont disparu. Elles ont laissé la place à des murs en parpaings assemblés au mortier intégrant du ciment Portland et à l’assemblage de charpente en bois sciés.
Les besoins étaient immenses, de grands groupes ont vu le jour, prenant une grande part de ces marchés. La rentabilité financière promise aux actionnaires l’a souvent emporté sur la qualité et la durabilité
Dans le but de protéger le client, le législateur a rendu obligatoire l’assurance des acteurs de l’acte de bâtir. Il a standardisé ces obligations à partir de 1978 selon les articles L.241-1.et L.241-2 du Code des assurances. Depuis, jurisprudence oblige, ces articles ont été amendés au fil des cas jugés, les évolutions principales datent de 1997 et 2005.
Les Agréments Techniques(AT) ou Documents Techniques Unifiés (DTU)
L’assurabilité a pour objectif de permettre la remise en ordre d’un éventuel désordre.
Pour ce faire un expert rapporte ce qui, selon lui, en est responsable.
Pour déterminer qui est responsable, le juge doit pouvoir … juger en son âme et conscience et attribuer la responsabilité à qui de droit : le fabricant, le metteur en œuvre, le technicien ayant prescrit les équipements et/ou contrôlé leur bonne mise en œuvre, l’utilisateur …
Un juge n’étant pas spécialiste de ce qu’il doit juger, il rend justice sur son intime conviction. Ses conclusions sont établies sur les dires des experts (qu’il peut suivre ou non). Les dires étant eux-mêmes l’expression de son constat du respect ou non de tout ce qui aurait dû l’être : adéquation de prescription face à des besoins ou contraintes, composition des produits, bonne mise en œuvre, bonne utilisation…
L’expert judiciaire s’appuie sur les documents cités ci-avant, émis et validés par les autorités de tutelle, par exemple le CSTB, ainsi que d’autres organismes certificateurs, français ou étrangers, eux-mêmes qualifiés. Chaque pays européen dispose de ses propres organismes (CSTB et FCBA en France, DIBT en Allemagne, CSTC en Belgique …).
Ces supports peuvent être des Évaluations Techniques Européennes, des Agréments Techniques (AT), ou des Documents Techniques Unifiés (DTU). Les AT sont attribués par produit, un produit, un AT ; les seconds sont accordés par familles de produits, ceux-ci doivent répondre à des règles générales de fabrication, de compositions, de mise en œuvre et/ou de destination. Des Agréments Techniques Expérimentaux (ATEX) peuvent être accordés en attendant leur confirmation en AT. Des Règles Professionnelles (RP), généralement rédigées et portées par un organisme ou une association en lien avec la spécialité, peuvent aussi être prises en compte.
Leurs objectifs, leurs fonctions
Ces documents permettent de déterminer les utilisations possibles d’éléments et/ou matériaux, d’en fixer leurs capacités minimales et d’établir leurs règles de mise en œuvre et d’exploitation.
Ils n’attestent en rien de la pertinence ou de l’innocuité des produits certifiés.
Les caractéristiques et/ou règles sont destinées à permettre aux bureaux d’études d’en valider l’emploi et aux prescripteurs de les préconiser pour répondre aux contraintes et/ou objectifs. Ils permettent aux maîtres d’œuvre et d’ouvrage de contrôler si les produits ou techniques sont bien mis en œuvre, en respect des carnets de prescription.
In fine, en cas de désordre, l’expert judiciaire s’appuie sur eux pour produire ses dires et les remettre au juge.
Les contraintes induites
Il ressort de ce qui précède qu’un matériau ne disposant pas d’un AT, d’un Atex, d’un DTU ou de RP écrites et reconnues par les autorités de tutelle sera difficilement assurable car plus délicat à “juger” en cas de désordre.
Il ne s’agit là que d’une approche “législative”, non technique et pas forcément pertinente eu égard aux contraintes réelles ou aux objectifs recherchés.
Sachant qu’un agrément est long et coûteux à obtenir, de nombreux produits, parfois même traditionnels et d’un emploi très large autrefois, bien que très efficaces ou pertinents mais très locaux ou limités en volume ne s’inscrivent pas dans ces certifications et, probablement, ne s’y inscriront jamais. Ils sont donc, malheureusement, de facto souvent délaissés ou ignorés.
Les attentes de chacun
Les maîtres d’ouvrage attendent avant tout de leur futur habitat qu’il soit sain, performant, durable. S’il est assurable, c’est parfait, mais est-ce toujours possible, est-ce incontournable ?
Rien n’interdit, à quiconque l’ose, d’utiliser un matériau non certifié chez lui, encore que …
Quel professionnel, prendra le risque de mettre en œuvre un produit s’il ne peut obtenir la couverture assurance pour son ouvrage ?
… En cas de revente avant 10 ans, même un autoconstructeur se doit de fournir une couverture à son acheteur …
Les actions des fabricants, des vendeurs et autres acteurs
Tout industriel, dont l’objet est de fabriquer et vendre un produit, doit rentabiliser son entreprise. Pour ce faire il doit créer les conditions de sa large diffusion et donc veiller à ce qu’il soit assurable.
Attendu que, pour ce faire, le produit devra être conforme à une norme ou une autre, cet industriel aura pour obsession d’y répondre.
Souvent, de plus, les performances en seront très ciblées, orientées vers la réponse à un objectif simple et significatif.
Le plus aisé pour lui, s’il en a la possibilité, est d’imposer en tant que norme de base la qualité la plus évidente de son produit et, mieux encore, celle-là même où il est meilleur que les autres, tant pis si ce n’est pas ce qui devrait primer !
Pour l’isolation par exemple, le lambda (fuite des calories par conduction) est, sur le plan normatif, pris en compte comme déterminant et quasiment unique critère alors même que la thermie est soumise à plusieurs autres, dont certains devraient primer sur le lambda ou au moins être son égal… Qu’en fait-on ?
Pourquoi ignorer sciemment la chaleur spécifique et la densité de mise en œuvre, beaucoup plus importantes et fiables l’été que le lambda… ?
Pourquoi édicter le lambda en priorité absolue, ceci via des directives officielles et, a priori, légitimes ?
Pourquoi, par des biais réglementaires, privilégier sciemment un produit moins performant que d’autres sous certains aspects dits secondaires et en faire l’étalon dans son domaine ?
… Comme le disent mes amis suisses, beaucoup de pourquoi qui me poussent à penser, moi aussi, que : “Quand on sait ce qu’on sait, quand on voit ce qu’on voit, on a raison de penser ce qu‘on pense”.
Retour à la satisfaction des besoins
Il me semblerait fort judicieux, au-delà des règles de calcul imposées, de respect des normes, de prendre aussi en compte des règles de bon sens.
Un exemple parmi d’autres : le chauffage d’une future construction. Celle-ci doit être édifiée de telle sorte à être la plus économe possible en énergie lors de l’exploitation, a minima conforme à la RT 2012, mieux, aux normes du Bâtiment Basse Consommation (BBC), ou encore plus fort, comme un Bâtiment à Energie Positive (BEPOS). Pour ce faire, des objectifs multiples et de plus en plus complexes sont imposés, lesquels amènent, globalement, à prévoir une enveloppe extrêmement performante au plan des fuites de calories. En lecture simple, c’est pratiquement parfait puisque, ainsi, il est possible de concevoir une maison qui n’aura pas besoin de chauffage.
Cependant, qu’en est-il de la pertinence globale d’un tel projet ?
Cette performance ne peut s’atteindre que grâce à la mise en œuvre de solutions et matériaux qui, eux aussi, nécessitent de l’énergie et des ressources.
Pour simplifier, et c’est un raccourci qui en vaut beaucoup d’autres : chaque gain en performance engendre une dépense supplémentaire. Cette dépense n’est pas liée (tout au moins nous l’espérons) qu’à une augmentation de la marge des intervenants. Elle est liée à des ressources de matériaux mobilisées en plus grande quantité, à des travaux plus longs et coûteux en main-d’œuvre, elle aussi, consommatrice de ressources et d’énergie. En fait, toute chose a un prix qui peut, assez simplement, se transcrire en ressources consommées.
Si une maison passive de 100 m2 coûte 300 € de plus au m2 qu’une maison consommant 40 kWh/m2 à l’année, le surcoût global sera de 30 000 € ; en contrepartie elle ne consommera pas d’énergie pour le chauffage, bravo !
A 0,12 € du kWh d’énergie (prix moyen), l’économie sera de 40 x 100 x 0,12 € = 480 €. Pour l’amortir il faudra : 30 000 € / 480 €, soit 62,5 années… ça fait beaucoup ! Ça fait même plus que le temps sur lequel le calcul lié au bilan carbone du label E+ C- est basé : 50 ans ! Logique, souvent ces bâtiments font appel à des systèmes fort complexes qui ne tiendront pas 50 ans !
Si, en plus, le carbone relâché à la construction est d’origine fossile (exemple : produits issus de la pétrochimie et nécessitant beaucoup de matière première) alors que le carbone émis lors du chauffage aurait pu s’inscrire dans un cercle vertueux lié au cycle du bois, on aura tout faux ! Ce qui sera encore pire si le chauffage peut être issu du solaire !
Voilà quelques exemples de “Thinking Out of the Box” !
Conclusion
La recherche de la performance absolue lors de la construction ou lors de la rénovation, très souvent cible unique des maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre, tel que je viens de le démontrer, aboutit très souvent à du non-sens total.
Ce non-sens peut aller jusqu’au non-respect des générations futures car il amène très souvent à consommer beaucoup de ressources qui leur feront défaut pour faire face à leurs besoins primaires.
Et si on changeait de paradigme
Ne serait-il pas possible de laisser à nouveau la place à la pertinence ?
Je ne pense pas à l’éradication de tout l’empilage administratif qui régit dores et déjà la réalisation des travaux, l’utilisation des matériaux, mais un retour vers le bon sens, en respect de la tradition, en lien avec le territoire et ses contraintes.
Retour au Savoir-faire
Tel que nos voisins suisses le pratiquent, laisser une place aux savoir-faire, un retour à l’expérience et … à l’expérimentation in situ, aux contrôles a posteriori, faire confiance à la logique non technologique mais éprouvée ici ou là, permettrait plus facilement des évolutions…
Source photo : Pixabay Free-Photos, Graham-H, Capri23auto, geralt
Bonjour,
comme toujours un article puissant.
Merci de nous rappeler le bon sens qu'on oublie si souvent pour se réfugier derrière des normes d'autant plus rassurantes qu'elles sont rédigées de manière absconse pour la plupart d'entre nous!
Bonjour,
Comme toujours avec les articles de Papy Claude, de la qualité, du solide bien construit, bien documenté et du bon sens, oui du bon sens qui fait tant défaut aujourd'hui.
Merci
Michel
Merci Michel
Merci Claude pour cette prose structurée et argumentée qui confirme ce que je pense depuis un petit moment.
Les normes sont souvent faites sous la houlette des principaux producteurs afin d’encourager des méthodes de construction.
Après avoir créé et géré durant 11 ans, une entreprise spécialisée dans les diagnostics immobiliers et la rénovation, j’ai décidé d’arrêter en fin 2021. Je me consacre à la vraie vie, en me formant au métier d’habitologue, depuis le 02/05/2022, avec l’aide de pôle Emploi et de l’Agefiph.
De formation ingénieure INSA en Génie Civil, je suis enthousiasmée de découvrir les connaissances qui me manquaient dans les constructions anciennes.
Car, il va bien falloir repeupler les campagnes si nous souhaitons développer une agriculture respectueuse de la nature et des humains.
Revenons à la sobriété et au bon sens.
Merci encore Claude
Jacqueline
Merci Jacqueline, je suis heureux que vous fassiez partie de ce futur réseau d’habitologues…